top of page
Rechercher

Rencontre fortuite

  • Photo du rédacteur: Melissa Fauteux
    Melissa Fauteux
  • 18 févr. 2020
  • 6 min de lecture

Troisième verres de sauvignon blanc. Je bois peut-être un peu trop vite ce soir. L’anxiété couvre mes pensées, mais les raisins imbibés de vinaigre donnent toujours plus de goût à l’amertume. Et le vin cheap est mon amertume préférée.





Le barman regarde l’homme étrange au bout du comptoir d’un air désapprobateur et aux aguets. Je sens que le doorman le surveille aussi et risque de sortir l’homme à tout moment. Depuis une heure, ce dernier essaie de soutirer de la bière des fûts dès que les membres du staff ont le dos tourné. Pas malin.


Moi, je fixe la vieille machine de jukebox qui déraille. Je ne sais pas pourquoi le monde s’acharne à essayer de faire jouer Pour Some Sugar On Me de Def Leppard dans cette vieille taverne où les carcasses d’alcooliques croulent. La chanson la plus appropriée pour des danseuses, mais la plus redondante pour Monique, la serveuse qui a connu trop de guerres dans sa longue vie pour que ça nous laisse croire qu’elle va se dandiner sur cette chanson diabétique. Tout ce qu’elle voulait en cette soirée humide, c’est finir son shift et aller rejoindre, en cachette de son mari, son amant a.k.a. le doorman. Mais là, je m’invente encore des scénarios.


Un claquement de porte vient de retentir derrière moi. Un autre homme entre dans le bar. Les goûtes de pluie coule lentement sur son capuchon jaune. Classique imperméable jaune. Maudit que c’est laid. Néanmoins, il tient une mallette noire très chic qui lui donne un air d’avocat ou de PDG d’une grande entreprise.


Elle se débrouille bien la bourgeoisie d’Hochelag finalement.


Il se dirige vers le bar, s'assoit à deux tabourets de moi et commande un comme-à-l’habitude sans lever les yeux, tout en retirant son imperméable jaune.


Le barman qui prend la commande d’une jolie blondinette s’arrête sur le champs et vient servir l’homme d’affaires. Il semble important pour que le monde arrête de tourner pour son Old Fashion pas d’glace pas d’goût.


Je continue de fixer le jukeboxe, le regard vide.


J’entends derrière mon épaule, non loin.


- Tu serais sûrement plus belle si tu souriais.


C’est Monsieur PDG qui laisse sortir cette phrase sur le même ton que sa commande.


- Pardon?

- Je disais juste qu’on est sûrement plus beau et belle quand on sourit.

- On?


Je continue sur un ton très calme, mais vraiment agacée.


- Je ne suis pas là pour sourire et encore moins pour qu’un inconnu me demande de sourire. Vous voulez que je souris pour vous faire plaisir peut-être? Parce que c’est toujours ça, hein? Les femmes doivent sourirent, parce que c’est plus plaisant pour les hommes qui croisent leurs chemins. Alors, si vous voulez bien. Je vais continuer ce que je faisais, c’est-à-dire, ma vie. Merci.


Silence.


Puis, il s’approche, s’assoie sur le tabouret juste à côté de moi. Eh criss ! Si je suis venu ici, c’est justement pour être tranquille. Toute seule et tranquille, puis sentir doucement les néons blafards sur mes paupières fatiguées sans interruption.


- Désolé, je ne voulais pas être impoli. Je m’appelles Benoît et vous? me lance-t-il.


Je sens qu’il ne voulait pas être méchant. Je comprends que dans sa génération, c’est une formule pour faire la conversation, mais je ne suis pas d’humeur aujourd’hui et à force que chaque femme se fasse dire ça toute sa vie, ça devient épuisant.


- Nat.

- Juste Nat?

- Oui, juste Nat.

- Bon alors, Nat, qu’est-ce qui vous amène ici? Grosse journée?


Je n’ai pas trop le goût de faire du small talk, mais je réponds tout de même, comme pour passer à autre chose au plus vite.


-Oui. Travail. La vie. Toujours de grosses journées.

- Ah oui! Je vous comprends! Moi aussi. Qu’est-ce que vous faites dans la vie?

- Photographe d'événements.

- Ah oui! On fait un métier semblable alors! Toujours à essayer de tirer la meilleure shot, à tirer le meilleur de chaque personne.

- J’essaie surtout de ne pas abîmer l’image de chacun malgré les moments malaisants, disons.

- Moi non plus. J’essaie de faire ressortir le meilleur de l’être humain.


Sur ces derniers mots, j’avoue que je me laisse emporter par la discussion. Après cette longue journée de shooting photos dans un mariage où clairement la mariée avait envie de s’enfuir avec la demoiselle d’honneur, c’était au final, un pénible contrat empli de monde fake et boring.


Il poursuit, le regard posé sur son verre.


- C’est comme si chaque personne cachait un démon. Chaque shot que je prends, je vois la peine derrière une vie dépressive.

- Exact. C’est comme s’ils étaient prêts à nous dire tous leurs péchés, leurs faiblesses, leurs peurs… Comme si le vide n’était jamais loin.

- Ils finissent toujours par tout confier, ils se laissent aller avec moi, m’expliquent qu’ils auraient fait leurs vies autrement.

- Oui. Et ils se confient souvent avec moi aussi. Comme si j’étais leur thérapeute, parce que je suis la seule personne qu’ils ne connaissent pas autour d’eux. Toujours plus facile de se confier à celle qui tient l’appareil. Ça coûte moins cher.

- Je sais ! C’est toi qui tient l’objectif, l’arme de leur désespoir. Ils savent qu’ils doivent être bons avec toi... car c’est toi à la fin de la soirée qui tient les rênes de leur salut.

- (Haha!) Je ne penses pas que c’est au point de dire que c’est ‘’l’arme de leur désespoir’’, mais je vois ce que tu veux dire. C’est moi, sur une image semi-glacée qui donne l’illusion qu’ils sont heureux, comblés. Leurs vies leur semblent moins pire qu’ils ne le croient tout à coup.

- Ils ne pensent pas que toi aussi tu pleures dans ton lit le soir, que toi aussi tu as des démons.


C'est comme s'il me lisait. Habituellement, je n'aime pas. Là, je me sens étrangement en confiance. Il donne cette impression étrange. Peut-être que c'est son charisme, son éloquence. Il poursuis.


- À chaque fois, j’ai l’impression de tomber dans leur vortex et réalises que je ne suis pas meilleur qu’eux. Qu’après tout, je ne suis pas une bonne personne.


Sur ses mots, je réalises que je n’ai pas bu une gorgée depuis le début de notre conversation. Je cale ma coupe de vin. En commande une autre. Puis le relance.


- On n’est jamais meilleur que personne. On rencontre seulement des personnes qui nous le rappellent. Souvent ils confient leurs pires secrets sans que je n’ai rien demandé.

- Et ils croient que c’est la solution et que tu vas les laisser tranquille.

- Pas exactement. Ils semblent s’attacher et je n’aime pas quand le monde s’attache.

- Je n’aime pas ça non plus. Une fois, je me suis attaché et j’ai regretté.

- Une seule fois ? Regretté ? Peine d’amour à ce que je vois.

- Le client souhaitait ma meilleure shot, mais je m’étais attaché à la personne.

- Tu l’as gardé en tableau de chasse? que je rétorques en contemplant un instant un souvenir pas si lointain.

- Oui, je l’ai gardé chez moi pendant des années.

- Ah! L’amour, l'obsession, ça nous guettent tous!


Un son se fait retentir dans la taverne. C’est le barman qui cogne sur le comptoir de colère. Il crie au voleur de fûts que c’est assez! Le doorman vient prendre l’homme par les épaules et le sort par la porte de secours non loin.


Ce moment nous sort de notre conversation.


Monsieur PDG se lève, laisse tomber un billet de cent sur le comptoir tout en tournant un regard amical vers moi.


Pause.


-Je dois vraiment y aller, je suis sur un contrat en ce moment et je dois me diriger à mon rendez-vous. C’était un plaisir de te rencontrer Nat!

- Moi aussi Benoît. Étrangement, je n’étais pas d’humeur à jaser, mais c’était une belle rencontre de fin de soirée.

- Je te souhaites de belles shots Nat.

- Merci.


Il commence à mettre son imperméable jaune.


- Hey! Tu ne m’as pas dit ta job finalement. Tu es photographe toi aussi?


Il approche son visage lentement du mien, me répond avec une sourire confiant, sincère et doux.


- Je suis tueur à gages. Je m’en vais prendre ma meilleure shot également, mais promis, je vais ressortir le meilleur de la personne.


Il me fait un clin-d’oeil. Je souris, croyant à la blague. Puis, mon sourire s'estompe.


Il se dirige non vers la porte principale, mais vers la porte de secours.


Je ne l’ai plus jamais revu.


Je ne pense pas que je reverrai le voleur de fûts non plus.


Les semaines ont passées. Un soir, je suis revenue. Je me suis assis au même tabouret et j’ai commander un comme-à-l'habitude, un Old Fashion pas d’glace.


C’est devenu mon amertume préféré.



 
 
 

Comments


© 2019 Les insomniaques. Fièrement créé avec Wix.com

bottom of page